la Situation critique

 

De l’angoisse à la violence : la situation critique.


PAIN Jacques.

in La non-violence par la violence, une voie difficile.

Viigneux : Matrice. 1999

Jacques Pain
à Jacques Schotte et Jean Oury


Cette conférence s’appuie plus particulièrement sur :
le séminaire de Jacques Schotte de 1979, Angoisse et existence,

et sur les séminaires de Lacan de 1962 et 1963, sur l’Angoisse.



    Peut-on disserter sur la question de l’angoisse ? De l’angoisse à la violence : la situation critique.
    Sous-titre : Éloge de l’angoisse, et humanité de la violence.

    Je vais commencer par une citation d’un philosophe, pragmatique et désabusé, Cioran.

Tout à fait intéressant à situer dans la problématique qui est la nôtre, la question de l’angoisse.

  1. « Quand on a entrevu, par une intuition bouleversante et facilement renouvelable, sa propre inutilité, il est incompréhensible que n’importe qui n’en ait fait autant. Se supprimer semble un acte si clair et simple. Pourquoi est-il si rare ? Pourquoi tout le monde l’élude-t-il ? C’est que, si la raison désavoue l’appétit de vivre, le rien qui fait prolonger les actes est pourtant d’une force supérieure à tous les absolus ; il explique la coalition tacite des mortels contre la mort ; il est non seulement le symbole de l’existence mais l’existence même ; il est le tout. Et ce rien, ce tout, ne peut donner un sens à la vie, mais il la fait néanmoins persévérer dans ce qu’elle est : un état de non-suicide. »

E.-M. Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, 1949.


    En propos liminaire, avant d’entreprendre la question de l’angoisse, je vais commencer par un film, que peut-être certains d’entre vous ont vu, Butterfly kiss, un film de Michael Winterbottom, violent, fort. L’histoire d’une femme qui, comme une frénétique, déchaînée, puisqu’elle est enchaînée en plus, tout le long du film cherche quelqu’un qui s’appelle Judith, avec qui elle a vécu. Donc c’est une femme qui en cherche une autre, Judith, elle est là, lancée sur les routes, lancée, mais vraiment, d’une manière totalement folle, à la poursuite de cette Judith qu’elle ne rencontre jamais. C’est Amanda Plumer qui joue le rôle de cette femme. Elle va rencontrer une autre femme, Saskia Rives, dans une station-service d’autoroute. Elles partent ensemble. Elle a un « mal de vivre », cette femme, total. Et elle dit des choses tout à fait passionnantes. En fait, elle cherche la mort, comme son destin, la marque de l’extériorité jamais connue, elle a d’ailleurs le corps complètement gravé, stigmatisé, marqué, avec des chaînes, enfilées sur tout le corps. C’est quelqu’un qui vit une folie. C’est une certaine psychopathie qui la met comme ça sur les routes, qui la met dans la vie, à la poursuite du sens de sa vie, sans jamais le trouver. Alors, elle pose trois questions importantes, dans cette fuite de l’angoisse. Que nous avons tous.

    Elle se dit que Dieu l’a oubliée. Elle répète : Dieu m’a oubliée, je n’ai pas compté pour lui, je n’existe pas pour lui. Et, en somme, si on continue le raisonnement, je ne suis rien pour personne, rien ni personne, je ne suis rien pour l’Autre. Ce mot Rien, qui était déjà dans la citation de Cioran, nous allons beaucoup le retrouver à travers les significations philosophiques de l’angoisse. Parce que l’angoisse c’est toujours autour de Rien que ça se passe.

    Deuxième question qu’elle se pose : Où est Judith ? Judith était celle qui faisait le lien dans sa vie, le sens, en somme une envoyée de Dieu. Donc Judith, c’est l’objet, c’est l’affect aussi, c’est ce qui fait le lien, c’est les personnes que vous connaissez, qui dans votre vie articulent le sens de votre vie, donnent du sens à votre vie par rapport à Dieu, par rapport à Rien, par rapport à vous.

    Et puis à la fin, quand elle n’en peut plus, elles rentrent toutes les deux dans la mer, et notre serial killer, c’est en effet une « tueuse en série », dit « je ne pourrai pas m’arrêter », et elle supplie, « tue-moi si tu m’aimes ! » ça finit là-dessus, « Tue-moi si tu m’aimes. »

   C’est toute l’histoire de l’angoisse, vue d’une certaine façon, poussée jusque dans les limites de la psychopathie. Il s’agit des vampires, et de la théorie des vampires, on est dans une sorte de vampirisme à l’état pur. Le vampire, justement, qui n’a plus de reflet, qui n’a plus de reflet humain, qui n’a pas de reflet tout court, et qui ne peut se voir que dans les actes qu’il fait pour l’autre, ou devant les autres. Il ne se voit plus dans les yeux de l’autre, il ne se voit plus chez l’autre, et donc il ne peut se voir exister que par des actes. C’est ça le psychopathe, et c’est ça la psychopathie d’angoisse, telle que je la définirais, c’est-à-dire c’est là que l’angoisse peut nous mener quand effectivement les bornes tombent, les limites aussi de l’humain tombent ; ou alors au contraire, qu’elles se resserrent trop sur nous, que ça devient « trop » humain, et que l’on se retrouve dans cet état de vampirisme à l’état pur. Elle prend. D’ailleurs l’autre, sa copine, elle la prend, elle la lèche, elle la mange. À un moment, elle se donne à un chauffeur de camion (on pourrait dire « elle s’en prend à »), et puis elle le tue, mais ça ne compte pas, pour elle c’est quelque chose qui sert purement et simplement à la faire survivre. Dès qu’elle a fait un acte, aussitôt cet acte est balayé, par le vent de l'angoisse.

(...)

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Écouter la conférence

de Jacques Pain

en Suisse, à Genève,

cours de Mireille Cifali:

L’angoisse et la violence

le 10 mars 1988


https://mediaserver.unige.ch/play/66063