Définition “Banlieues”

 

PAIN Jacques, et l’équipe de recherche «Crise»

(Paris 10 Nanterre Université, Sciences de l’Éducation),

in Dictionnaire des inégalités scolaires. Paris : L’Harmattan, 2007.

    Les banlieues focalisent l’attention, en fait parce qu’elles concentrent une série de problématiques sociétales en suspens : la socialisation des jeunes y est en recul économique et social constant, la réussite scolaire est nettement discriminante et différentielle, les pédagogies du savoir sont en meilleure part élitaires.

    Les banlieues françaises ont récemment concentré l’attention européenne et américaine. Au-delà des spéculations, il faut retenir que cette étendue d’une lieue, autour de la ville, sur laquelle s’étendait le ban, l’autorité de la ville, a aujourd’hui pris une dimension paradoxale, en ce sens que certaines villes sont surtout connues par leurs banlieues. On compte en France 500 quartiers sensibles. Quelque 5 millions d’habitants y vivent, dans des conditions où la précarité familiale, par le nombre ou par la monoparentalité, l’emploi, la santé, le regroupement captif en cités, marquent un statut connoté de stigmatisation.

    Ce qui souvent en Europe désigne des quartiers dortoirs pour classes moyennes et ouvrières, inventés par le jeu des mobilités, des migrations et des implantations identitaires postindustrielles éveille médiatiquement en France l’image de la pauvreté et du danger. Les années « béton » révèlent de surcroît que les jeunes générations qu’elles ont vu se développer sont plus au chômage que leurs aînées, qu’elles sont également plus touchées par la grande pauvreté, le suicide, et finalement qu’elles se sentent laissées pour compte. On comprendra donc sans difficulté que les inégalités scolaires y soient plus affirmées, et que les 60 000 jeunes, pour ne prendre que le chiffre le plus bas cité, sortant de l’école sans qualification chaque année, suivent le taux de chômage des moins de 25 ans (de 1 sur 2, à 1 sur 3). Que les 25 % d’élèves les plus faibles s’y trouvent, et que les écarts de connaissance en termes scolaires y soient par rapport à la moyenne nationale de 1 à 3. C’est bien sûr là aussi que se présenteront les problèmes dits de langage, plus liés à la pratique de l’oral, normalement multipliés par les nationalités et les cultures. Et bien évidemment, les « décrocheurs », même s’ils ne se recrutent plus seulement dans les milieux « populaires », mais aussi dans les classes moyennes, y sont plus nombreux.

    Si les banlieues constituent une entité géographique et sociologique, elles apparaissent aujourd’hui comme le négatif de la ville. Or un enfant sur deux naît en France dans une banlieue. L’école, dernière institution de masse, y vit comme partout ailleurs, sauf dans les établissements scolaires élitaires déclarés, la plus grande crise de réussite de son histoire. Les enseignants y souffrent davantage de reconnaissance qu’ailleurs, même s’ils inventent par nécessité une nouvelle école, à la mesure des carences sociales.

    La problématique « scolaire » des banlieues se repère à partir d’une territorialisation politique de l’échec.

Socialisation et emploi des jeunes

    Insistons sur l’évolution considérable du statut de l’enfant. Progressivement, l’enfant devient un sujet de droit. Sa citoyenneté s’amorce depuis une vingtaine d’années. Ce mouvement, loin d’être effectif en termes de participation des enfants, s’illustre par un renforcement des initiatives scolaires en la matière.

    Mais alors que des droits formels sont de plus en plus reconnus aux enfants, alors que l’éducation à la citoyenneté est sur toutes les lèvres des pédagogues français de la maternelle au lycée, la socialisation de la jeunesse par le travail est en constante dégradation. Ce nouvel élément de contexte constitue une sorte de message subliminal adressé à la jeunesse, concédant d’un côté une citoyenneté en devenir, enseignée à l’École, et de l’autre refusant la sociabilité issue du salariat, avec le pouvoir social et l’autonomie financière qui lui sont liés. Ceci accroît l’état de dépendance dans lequel se trouvent les enfants, les adolescents, et les jeunes adultes. La poursuite de la scolarité, qui n’offre au fond qu’une citoyenneté formelle, non structurellement participative, contribue à renforcer le phénomène de dépendance des jeunes envers leurs parents. Mais surtout, les promesses sociales et démocratiques qui justifiaient l’École, disparaissent.

    Il existe, au regard de l’état de jeune des situations qui varient. Un diplômé de l’école polytechnique sera jeune pendant les quelques mois de son stage ou de son contrat d’adaptation avant d’entrer dans le statut commun des salariés, tandis qu’un habitant d’un quartier à fort chômage court le risque d’être jeune de 19 à 31 ans ! Citons les emplois jeunes, et les assistants d’éducation. Ceux-ci peuvent être embauchés jusqu’à 26 ans (plus la durée de leur contrat de 5 ans). Parce que précisément ce type d’emploi de service, aidé par l’État, n’est pas un emploi ordinaire, la situation de l’employé se « naturalise » Ainsi, les mesures de discrimination positive dont sont l’objet les personnes déclarées jeunes entraînent un déni de qualification et de salaire.

         La différentialisation culturelle de la réussite scolaire

    En France, la prise en compte de l’altérité à l’école fait l’objet ces dernières décennies de très fortes controverses. Cette question, qui traverse l’ensemble des institutions françaises, met en conflit deux conceptions de la construction de la citoyenneté et partant de la République.

    Ce sont deux phénomènes d’envergure qui ont remis en question le très fort principe de l’équité sociale particulièrement actif dans l’enceinte scolaire – « l’indifférence aux différences », hérité des Lumières et du schisme républicain de 1789. Le premier est l’instauration du collège unique dans les années soixante et la massification de l’école qu’il a induite, amenant une réelle mixité sociale, et de là culturelle, dans une école marquée par un élitisme de classe. Sur ce phénomène de brassage culturel « local », car circonscrit à l’aire européenne, est venue se greffer à peu près à la même période, dans l’impréparation, une mosaïque de populations en provenance essentiellement de l’ancien empire colonial français. Ces nouveaux publics scolaires, originaires de nombreux pays d’Asie, du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, se caractérisent par des dynamiques culturelles d’une très grande diversité souvent en conflit avec les modalités actuelles de socialisation à la française. Citons à titre d’illustration la conception de l’éducation, la place de l’autorité de et dans l’institution, le statut de la femme…

    Quelle place l’école française accorde-t-elle à ces savoirs, savoirs de l’être et du faire autres que ceux produits par la pensée occidentale ?

    Actuellement la communauté éducative est en situation de paradoxe pédagogique. En effet, d’une part, il lui est demandé de rompre avec l’approche éducative traditionnelle de l’élève-objet et de s’inscrire dans une problématique de l’élève-sujet « culturel ». La loi d’orientation de 1989 en représente la manifestation institutionnelle. Mais parallèlement, et différemment de l’institution scolaire anglo-saxonne, seule la catégorie juridique de la nationalité témoigne de l’identitaire.

   Cette invisibilité d’une certaine altérité a d’ailleurs manifesté ses effets sociaux. Les deux grandes crises des banlieues de ces deux dernières décennies sont aussi l’expression de la méconnaissance, de la non-reconnaissance de ces Français venus d’ailleurs qui cherchent une place sociale dès l’école. Le problème est que cette dernière n’a pas les clés pour comprendre leur expérience sociale.

Didactique et pédagogie de la « banlieue »

    Les inégalités scolaires portent initialement sur la lecture et son apprentissage. Les récents travaux montrent que ces écoliers de banlieues, à la différence de bons élèves de CP, ne disposent pas d’une représentation construite des plaisirs que peut procurer la lecture. Or, la médicalisation de l’apprentissage de la lecture, en assimilant toute difficulté à de la dyslexie, ou l’insistance prépondérante en cours préparatoire sur la syllabisation comme le préconise une circulaire récente, ne tiennent pas compte des difficultés cognitives que rencontrent les « faibles » lecteurs.

    Une des hypothèses est que plus l’enfant est élevé dans un milieu culturellement déprimé, moins il a l’occasion d’exercer et d’acquérir les connaissances nécessaires à l’apprentissage de la lecture. Et plus il risque d’être dans des situations où la charge de travail cognitif requise est trop importante pour ses capacités de traitement.

      L’incidence pédagogique est immédiate. Le mauvais lecteur ne comprend pas. Il fait reposer sa compréhension sur le seul décodage, insuffisant à la compréhension. Sa mobilisation cognitive s’y absorbe. Il opère une action épuisante, systématiquement vouée à l’échec.

     L’apprentissage n’est envisageable que dans un ensemble d’interactions permanentes. Elles sont inhérentes au développement humain. Ainsi réduire la lecture à la seule codification des mots montre une méconnaissance du problème mais plus encore renforce les inégalités scolaires. Le traitement de la difficulté passe d’abord par des activités « intellectuelles » hautement significatives et sociales pour les élèves les plus fragiles.

    Ce sont ces problèmes qui sous tendent la crise des banlieues. Ils révèlent avec force que l’école ne parvient pas à construire une pédagogie active, interculturelle, « institutionnelle », moins encore à l’actualiser, et qu’elle reste en retrait de sa propre société. Cette école reste à faire.

Bibliographie

BELHANDOUZ H. (coord.), 2004, « Histoire et mémoire : une dimension occultée dans l’interculturel. L’exemple de l’école française » in Recherche sociale, octobre-décembre 2004, n° 172 BORDES V., VULBEAU A., L’alternative jeunesse, Paris, L’Atelier, 2004, 127 pages.

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HUGON M.-A., PAIN J., Les classes relais. L’école interpellée, Amiens, CRAP-CRDP, 2001, 192 pages.

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VIEILLARD-BARON H., Les banlieues : des singularités françaises aux réalités mondiales, Paris, Hachette, 2001, 288 pages.

Corrélats : Décrochage scolaire - Échec scolaire - Réussite scolaire - Territoires


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