La maison d’accueil spécialisée

 

Epistémologie d’un lieu aux marges de l’humain :

la maison d’accueil spécialisée.

Philippe Chavaroche (2009)

C’est à partir d’une réflexion, commencée en 1990, traduite et inscrite dans des articles, ouvrages et diverses communications, que nous tenterons de développer et de soutenir ce travail de thèse.

Ce que nous pouvons peut-être nommer aujourd’hui, avec le recul, un véritable « projet épistémologique » s’est peu à peu construit durant ces années à partir des questions qui se posaient à nous dans cette pratique tout à fait singulière de travail d’accompagnement et de soins d’adultes très lourdement handicapés mentaux dans les établissements de type « Maison d’Accueil Spécialisée ».

Pourquoi et comment cette démarche s’est-elle ainsi développée et structurée pour aboutir à ce travail de thèse qui a pour objet d’organiser et de mettre en perspective des réflexions qui, dans une lecture diachronique, pourraient paraître éparses ?

Quelle problématique organisatrice de ces travaux conduits depuis ces années a, peut-être sans que nous en ayons réellement conscience, guidé nos écrits et « tiré » notre réflexion vers une cohérence épistémologique sur ces lieux, les personnes handicapées qui les habitent et les professionnels qui y travaillent ?

Très certainement, nous avons eu très tôt, dès notre rencontre avec cet univers, conscience du « risque », voire d’un danger plus avéré, que courraient à la fois ces personnes, les professionnels qui les accompagnent et les institutions qui avaient la charge des les accueillir et des les soigner. Ce risque nous est apparu évident face à leur extrême vulnérabilité existentielle, face à la difficulté pour les soignants et éducateurs d’être à leur côté, face à la complexité des problématiques qu’ils présentent, face à la fragilité des édifices institutionnels construits autour d’eux… Le risque que nous avons pressenti serait de « lâcher », de « laisser tomber »… une réalité humaine qui échappe à la plupart des représentations qui, d’ordinaire, donnent une cohérence minimale et une positivité à nos entreprises thérapeutiques, sociales, éducatives, pédagogiques…

Cette réalité du handicap gravement invalidant reste en « marge » de ce qui fait, pour chacun d’entre-nous, sens à notre commune appartenance à une humanité « normée ».

La « marge » que nous avons volontairement placée au cœur de notre démarche épistémologique vient signifier qu’au « bord » de cette conception auto-normée de ce qui définit un humain, d’autres humains « s’accrochent », courant le risque d’être constamment « marginalisés »… Sur cette étroite « margelle » qui sépare l’humain du non-humain, comment pour eux se tenir face à deux abîmes, celui d’une normalité inaccessible et celui d’une irrémédiable chute dans le puits sans fond de l’inhumain ?


L’ordinaire » d’une MAS serait  donc l’expérience constamment renouvelée de la « limite », limite de « l’être pour soi » et de « l’être pour l’autre » pour les personnes accueillies, limites du sens que peuvent avoir les termes « travailler », « soigner », « éduquer », accompagner »… pour les professionnels qui les assistent, limite de l’établissement à dépasser sa seule mission administrative et gestionnaire et à « faire institution » …

C’est sur cette limite que nous avons choisi de nous tenir pour tenter d’élaborer un champ de connaissances, certes partiel, qui constitue pour nous la seule façon possible de « tenir » avec ces personnes aux handicaps graves et multiples. Au-delà de toutes les mesures, législatives, administratives et financières sur la prise en charge des personnes handicapées, au-delà des sentiments compassionnels souvent convoqués par les médias en matière de handicap, nous soutenons l’hypothèse que c’est par une posture épistémologique, ou autrement dit un travail de pensées et de connaissances, que nous pouvons nous tenir auprès d’elles et ne pas les « lâcher ».

Présentée et soutenue par Philippe Chavaroche  le 17 juin 2009

  Jury:  Jacques PAIN,  Pierre Delion, Philippe Meirieu