L’âge du soin

 

À  la clinique de La Borde, la durée de séjour n’est pas limitée et le contrat d’embauche stipule que  le soin tient compte de l’être humain dans les actes de la vie quotidienne : aider la personne dans son ménage, dans l’action de faire le lit, aider à la toilette, aider à l’incontinence et plus encore, ce qui signifie que toute personne embauchée, quel que soit son statut (infirmier, aide-soignant, ergothérapeute, etc.) s’engage dans toutes ces taches.

Tache ingrate de devoir, le matin à 7h, changer un pensionnaire impotent dont les linges sont souillés. Tache ingrate de devoir soulever seul(e) des corps rendus lourds et passifs par la maladie. Tache plus ingrate encore que de procéder à la toilette d’un pensionnaire et au bout d’un effort long et pénible, car solitaire, s’apercevoir que ce même pensionnaire vient de souiller à nouveau ses linges.

Mettre en parallèle la régression du petit enfant avec celle de l’adulte vieillissant. Lui reprocher ce dont on doit s’occuper, les dépôts excrémentiels qui constituent une part de son existence, lui reprocher d’exister et de nous faire subir cette totale impudeur. Accueillir l’autre dans sa saleté, réprimer le dégoût qui survient quand ce corps catastrophé tend une main humide de bave, réprimer la nausée de devoir de bon matin changer un linge souillé. Fermer les yeux quand une phénoménologie de l’odorat prévient que la rétention n’opère plus, se rendre sourd au geignement continu d’une demande inassouvissable.

Refuser la sollicitation là où elle se trouve, la rejeter comme un mode agressif dirigé contre l’autre, ne plus pouvoir maîtriser son aversion envers  ces corps catastrophés, misérables et dépendants.

Déshumaniser chaque jour un peu plus afin de ne pas être confronté à un sentiment de culpabilité qui nous ferait nous retourner sur eux et pleurer sur notre violence et leur déchéance.

Ne pas faire de parallèle entre ces presque inconnus et une personne aimée et vieillissante, comme si la déchéance d’un corps aimé était moins violente.

Peu à peu, retirer cette part d’humanité en rationalisant le placement (pour son bien) dans un établissement où d’autres sauront sans doute mieux que nous s’occuper de ce qui reste de lui.

Et pourtant..

L’âge du soin                                                                       

                                                                                  Catherine de Luca-Bernier